Winnetou, l'homme de la prairie : premier chapitre
Premier chapitre du premier livre de la collection "Winnetou" : l'homme de la prairie, dans lequel les deux héros, Winnetou et Old Shatterhand, font connaissance.
Le greenhorn
Cher lecteur, connais-tu le sens exact du mot greenhorn ? C’est une épithète fort irrespectueuse et même vexatoire.
Green veut dire vert, et horn cornes d’escargot. Un greenhorn est donc un homme « vert » dans le sens qu’on donne à ce mot en parlant des fruits insuffisamment mûrs, autrement dit un homme fraîchement débarqué dans le pays, un novice qui doit étendre prudemment ses antennes s’il ne tient pas à courir le risque de se rendre ridicule.
Un greenhorn est un homme qui ne parle pas du tout anglais, ou qui, au contraire, s’exprime dans un anglais par trop châtié et fleuri. L’anglais yankee ou l’argot du Wild West blessent atrocement ses oreilles. Un greenhorn fume des cigarettes et abhorre le monsieur qui chique. Un greenhorn, lorsqu’il a reçu une gifle d’un paddy, ( 1 ↓) court porter plainte devant le juge de paix, au lieu d’abattre son agresseur sur-le-champ, comme le ferait un véritable yankee. Un greenhorn n’ose pas poser ses bottes boueuses sur les genoux de son compagnon de voyage, ni savourer sa soupe en claquant de la langue avec le bruit d’un buffle agonisant. Le greenhorn, soucieux d’hygiène, emporte dans la Prairie une éponge grosse comme une citrouille, dix livres de savon fin et s’encombre par surcroît d’une boussole qui, dès le troisième jour, indique toutes les directions possibles, sauf celle du Nord. Un greenhorn note un tas d’expressions indiennes et quand, pour la première fois, il se trouve en face d’un Peau-Rouge, il s’aperçoit qu’il a envoyé ses précieuses notes à sa famille au lieu de la lettre qu’il garde dans sa poche.
Un greenhorn a mis dix ans à s’initier à l’astronomie, mais il lui faut mettre un temps aussi long avant de tâcher, sans succès d’ailleurs, de lire l’heure qu’il est dans le ciel étoilé. Un greenhorn, dans le Wild West, allume un énorme feu de camp dont les flammes montent dans l’air aussi haut qu’un arbre et s’étonne ensuite, quand il est découvert et enlevé par les Indiens, que ceux-ci aient pu trouver sa trace. Bref, un greenhorn est un greenhorn... et j’en étais un à l’époque dont je parle.
N’allez pas croire cependant que je me sois douté le moins du monde que cette épithète péjorative pût s’appliquer à ma personne. Pas le moins du monde, dis-je, car c’est encore une particularité dominante du greenhorn que d’attribuer ce caractère à tous, sauf à lui-même.
Bien au contraire, je me croyais un homme extraordinairement malin et instruit par l’expérience ; j’avais fait ce qu’on appelle des études et je n’avais jamais eu peur avant les examens. Dans ma naïveté, je ne voyais pas que c’est la vie qui constitue la véritable haute école qui soumet continuellement ses élèves à de nouvelles épreuves. Les difficultés que j’éprouvais dans ma patrie, jointes au goût inné des aventures, me poussèrent à traverser l’Océan pour gagner ces États-Unis où un jeune homme ardent et ambitieux avait alors bien plus de chances qu’aujourd’hui de réussir.
Certes, j’aurais pu trouver une bonne place dans les États-Unis de l’Est, mais l’Ouest m’attirait. Après une courte période où je tâtai tour à tour de divers métiers, je pus enfin partir pour Saint-Louis, équipé de pied en cap, plein de courage et d’enthousiasme. Le sort me conduisit chez des compatriotes où l’on m’offrit une place de précepteur. C’est là que je fis connaissance de Mr. Henry, un habitué de la maison. C’était un original, un armurier qui exerçait son métier avec le dilettantisme d’un artiste et qui se faisait appeler Mr. Henry, the Gunsmith.
Mr. Henry était un excellent homme, en dépit des apparences, mais, hormis la famille en question, il ne fréquentait personne et se montrait rude et brusque avec ses clients, que seule l’excellence de ses armes attirait dans sa boutique. Il avait perdu sa femme et ses enfants dans un triste accident dont il ne parlait jamais. Je pus néanmoins conclure de certaines allusions qu’ils avaient trouvé la mort au cours d’une agression. C’est à la suite de cet événement que Mr. Henry était devenu misanthrope. Il ne se rendait d’ailleurs pas compte de la rudesse de son caractère. Mais il avait un cœur d’or, et plus d’une fois je surpris une larme brillant dans ses yeux quand je lui parlais de ma famille, à laquelle j’étais et suis encore profondément attaché.
La raison pour laquelle il m’honorait, moi, étranger, d’une aussi grande amitié, m’échappa complètement jusqu’au jour où il me la dévoila lui-même. Dès mon arrivée, ses visites s’étaient faites plus fréquentes dans la maison où je vivais. Il aimait à assister aux leçons que je donnais et, une fois celles-ci terminées, il m’accaparait pour ainsi dire. Enfin, un jour, il me pria de venir le lendemain chez lui. Une invitation était une chose si exceptionnelle de sa part que je craignis de l’importuner en acceptant et m’abstins de cette visite. Ma réserve ne fut pas du tout de son goût, et je revois encore aujourd’hui le visage courroucé qu’il me montra lorsque enfin je me décidai à aller le voir, et le ton dont il me parla sans même répondre à mon good evening.
— Où étiez-vous fourré hier, Sir ?
— J’étais à la maison.
— Et avant-hier ?
— Également à la maison.
— Vous vous payez ma tête.
— Je vous dis la vérité même, Mr. Henry.
— Pshaw ! Les jeunes oiseaux de votre espèce n’aiment pas rester au nid ; ils fourrent leur bec partout, sauf là où c’est leur place.
— Et où est ma place, s’il vous plaît ?
— Ici, chez moi, compris ? Il y a longtemps que je voulais vous demander quelque chose.
— Pourquoi alors ne l’avez-vous pas fait ?
— Parce que je ne voulais pas, vous entendez ?
— Et quand le voudrez-vous ?
— Aujourd’hui, peut-être.
— Allez-y carrément alors, dis-je en m’asseyant sur le tour où il travaillait.
— Carrément ! On dirait, ma parole, que je pourrais me gêner pour parler à un greenhorn de votre espèce !
— Un greenhorn ? m’écriai-je en fronçant les sourcils, car je me sentais profondément blessé. Je veux bien croire que ce mot vous a échappé par mégarde.
— Ne vous faites pas d’illusions là-dessus, Sir. C’est à bon escient que j’ai prononcé ce mot. Vous êtes un greenhorn, et quel greenhorn ! Vous avez la tête bourrée de lectures, on ne peut vous le contester. C’est inouï ce que vous avez dû bûcher là-bas. Ce blanc-bec sait exactement la distance qui sépare les étoiles, ce que le roi Nabuchodonosor a écrit sur des briques, ce que pèse l’air, bref toutes sortes de fariboles. Et parce qu’il sait tout ça, il se croit très malin. Mais essayez un peu de fourrer le nez dans la vie, hein ! pendant une petite cinquantaine d’années par exemple ; alors vous saurez peut-être, mais seulement peut-être, en quoi consiste la vraie sagesse. Ce que vous avez appris jusqu’ici, ce n’est rien. Et ce que vous savez aujourd’hui, c’est encore moins. Vous ne savez même pas tirer.
Il avait dit cela d’un ton on ne peut plus méprisant et avec la conviction de quelqu’un qui est absolument sûr de son fait.
— Je ne sais pas tirer ? Hum ! répondis-je en riant. Est-ce là une question à laquelle vous désiriez une réponse ?
— Si vous voulez. Eh bien ! répondez !
— Donnez-moi une arme. Ce n’est qu’ainsi que je serai en mesure de vous donner cette réponse.
Il écarta le canon de fusil qu’il était en train de visser, se leva, fit un pas dans ma direction, ses yeux étonnés fixés sur moi et s’écria :
— Vous voulez une arme ? Je me garderai bien de vous en donner une. Je ne remets mes fusils qu’à des mains qui en sont dignes.
— Alors, vous pouvez les confier aux miennes, ripostai-je.
Il me dévisagea à nouveau, d’abord de face, puis de profil, enfin il se rassit et reprit son canon tout en marmonnant :
— Quel greenhorn ! Et quel toupet ! C’est à vous en faire perdre patience.
Je le laissai faire, car je le connaissais bien. Puis j’allumai un cigare. Un quart d’heure passa sans que nous ayons échangé une parole. Enfin, il n’y tint plus. Il leva son canon contre le jour, le contempla et dit :
— C’est qu’il est beaucoup plus difficile de tirer que de regarder les étoiles ou de lire les briques de Nabuchodonosor. Avez-vous jamais tenu une arme à feu dans vos mains ?
Je pense bien.
— Quand ?
— Plus d’une fois, vous pouvez m’en croire.
— Et vous avez déjà visé et tiré ?
— Bien sûr.
— Et atteint votre but ?
— Naturellement.
Il délaissa à nouveau son canon et me regarda dans les yeux.
— Allons, allons ! Avec vous on ne peut pas parler sérieusement. Je suis persuadé que votre balle passerait à côté d’un mur de quinze mètres de haut et de quarante de large. Je ne suis pas un gosse et vous n’êtes pas mon professeur, mettez-vous bien ça dans la tête. Vous n’êtes qu’un greenhorn, qu’un cancre. Et ça prétend savoir tirer ! Décrochez-moi un jour cette vieille arme-là et essayez seulement de viser. C’est le meilleur « tueur d’ours » que j’ai jamais vu.
Je me dirigeai vers l’endroit désigné, pris le fusil et l’épaulai.
— Fichtre ! s’exclama-t-il en bondissant sur ses pieds. Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous vous promenez avec ce fusil comme avec une canne ; pourtant c’est la pièce la plus lourde que je connaisse. Êtes-vous si fort que cela ?
Pour toute réponse, je le saisis de ma main droite par son veston boutonné et par sa ceinture et le soulevai à bout de bras.
— Nom d’un chien ! s’écria-t-il. Laissez-moi donc ! Vous êtes plus fort que mon Bill !
— Votre Bill ? Qui est-ce ?
— C’était mon fils. Il... mais laissons cela. Il est mort avec les autres. Il promettait beaucoup. Vous lui ressemblez un peu par la taille. Vous avez aussi les mêmes yeux et la même bouche. C’est pourquoi je vous... mais cela ne vous regarde pas.
Une profonde tristesse se répandit sur ses traits. Il passa sa main sur son visage et poursuivit d’un ton plus calme :
— Sir, avec de tels muscles, c’est vraiment dommage de gaspiller son temps à dévorer des livres. Vous devriez faire aussi de la culture physique.
— C’est ce que je fais.
— Vraiment ?
— Puisque je vous le dis.
— Vous faites de la boxe ?
— On n’en fait pas beaucoup chez nous. Mais je suis assez fort en gymnastique et à la lutte.
— Vous montez à cheval ?
— Oui.
— Vous faites de l’escrime ?
— J’ai même donné des leçons.
— Dites donc, vous me montez un bateau ?
— Voulez-vous faire un petit essai ?
— Non. Ça me suffit. Du reste, il faut que je travaille. Asseyez-vous donc.
Il prit place devant son établi et je suivis son exemple. Il semblait absorbé par de graves pensées. Tout à coup, il leva les yeux de sur son travail et me demanda :
— Avez-vous fait des mathématiques ?
— C’était mon étude favorite.
— L’arithmétique, la géométrie ?
— Naturellement.
— Et vous comprenez quelque chose à l’arpentage ?
— Je m’y entends assez bien. Il m’est souvent arrivé de flâner un théodolite à la main.
— Vous savez vraiment arpenter ?
— Mais oui. Pourquoi cette question ?
— Pour rien. Ne soyez pas trop curieux, vous le saurez un jour. Avant tout, il faudrait que j’aie la certitude, oui, la certitude que vous savez tirer.
— Je suis prêt à subir l’épreuve.
— J’y pense, soyez tranquille. À quelle heure commencez-vous demain vos cours ?
— À huit heures.
— Alors venez me voir à six heures, à mon tir.
— Pourquoi si tôt ?
— Parce que je ne veux pas attendre plus longtemps. Je brûle d’impatience de vous prouver que vous n’êtes qu’un greenhorn. Mais c’est assez pour aujourd’hui. J’ai autre chose à faire, et des choses autrement importantes.
Il semblait en avoir terminé avec son canon et sortit d’une caisse un morceau de fer en forme de polygone, dont il se mit à limer les coins.
Il était si absorbé par son travail qu’il semblait en avoir oublié ma présence. Ses yeux brillaient et lorsqu’il contemplait, de temps en temps, son œuvre, je croyais lire dans ses yeux une véritable passion. Ce morceau de fer devait avoir à ses yeux une importance particulière. Intrigué, je ne pus m’empêcher de le questionner.
— Est-ce une pièce d’arme à feu ?
— Oui, dit-il en se rappelant seulement alors ma présence.
— Pourtant je ne connais aucun système d’arme à feu qui possède une pièce de ce genre.
— Je crois bien. Mais vous le connaîtrez un jour. Ce sera le système Henry.
— Tiens ! C’est donc une invention.
— Yes !
— Je m’excuse alors de vous avoir questionné. Naturellement, c’est un secret.
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