Pierre, la vue, la vie : 2 chapitres
Les deux premiers chapitres du livre Pierre, la vue, la vie, trilogie de T. Combe sur la vie d'un jeune soldat aveugle de la guerre 14
1. Pierre arrive
M. et Mme Lebrou lisaient ensemble une lettre et se regardaient d’un air un peu consterné. La lettre, timbrée de Paris, avait été ouverte par l’autorité militaire, mais ne contenait assurément rien de compromettant pour la défense nationale. Elle avait été écrite par une infirmière à l’insu du principal intéressé, qui était le neveu de Mme Lebrou.
Celle-ci avait eu une sœur plus âgée de dix ans, qui avait épousé un Français, tandis que la cadette s’était mariée dans son pays, la Suisse romande, et n’avait jamais cessé de correspondre avec son aînée, devenue mère d’un petit garçon, puis veuve de bonne heure.
Deux ans avant la guerre, Mme Royat était morte, laissant un fils désolé qui à ce moment était au régiment. Son oncle et sa tante l’avaient donc vu d’une manière très fugitive au moment des funérailles, dans la petite ville de province où la veuve s’était fixée. Ce grand jeune soldat, très absorbé par son chagrin, ne s’était pas beaucoup ouvert à des parents qu’il connaissait peu et qui de plus étaient de nationalité étrangère. Mais on avait cependant éprouvé une sympathie mutuelle.
Dès la déclaration de guerre, M. et Mme Lebrou, qui étaient des agriculteurs aisés, avaient suivi avec inquiétude la campagne de leur jeune parent, lui avaient adressé lettres, mandats et colis, avaient attendu impatiemment et lu en famille les nouvelles que Pierre envoyait. En septembre 1915, ils avaient appris avec une vraie douleur la grave blessure à la tête qui mettait ses jours en danger ; puis le blessé lui-même, dans quelques lignes au crayon, leur avait annoncé le fatal verdict prononcé aux Quinze-Vingts, à Paris, par un oculiste qui faisait autorité, hélas !… Les deux yeux étaient perdus sans espoir. « À part cela, je vais bien », ajoutait Pierre assez héroïquement.
Mais la dame de la Croix-Rouge qui, depuis quelques mois, s’occupait du jeune soldat aveugle dans la maison de rééducation, était d’un avis différent, et comme elle avait appris, par ses conversations avec son blessé, qu’il avait de la famille dans la Suisse romande, elle envoyait à cette famille une requête urgente et des nouvelles qui n’étaient pas optimistes.
« Votre neveu Pierre Royat, écrivait-elle, souffre atrocement depuis trois mois de maux de tête consécutifs à sa blessure, et qui prennent l’air d’une névrite chronique. Il a beau lutter, le travail devient difficile ; l’appétit disparaît, l’anémie s’aggrave. Votre neveu vous ferait peine si vous pouviez le voir. Il ignore que je vous écris. Nos blessés n’aiment pas à se plaindre. Cependant, comme Royat n’a pas de famille en France où aller en permission, je m’adresse à vous dans l’espoir que vous lui procurerez un changement d’air, une cure de votre air de montagne qui vaut son pesant d’or. Royat est réformé ; il sera facile de lui procurer ses passeports. Une de nos infirmières, qui doit aller prochainement chez elle en Franche-Comté, l’accompagnerait jusqu’à votre frontière où vous pourriez peut-être venir le recevoir… »
— Cette dame arrange très bien tout ça, mais… mais !… dit M. Lebrou en se grattant l’oreille. En plein été, quand on est au milieu des « œuvres » ! Supposons : tu irais bien jusqu’à Pontarlier le chercher, toi, Louise ?
— Moi, me débrouiller avec la douane et les passeports ! s’écria sa femme. Tu n’y penses pas ! Je perdrais la tête. Je répondrais tout de travers, je me ferais prendre pour une espionne… Pontarlier ! mais tu sais toutes les histoires qu’on lit dans les journaux sur Pontarlier !
— On pourrait prier l’infirmière de mettre notre neveu dans le train de Suisse, et alors toi ou moi, l’un des deux irait aux Verrières seulement, où il y a la douane suisse, pas bien méchante à ce qu’on dit… Ce serait toujours un point d’arrangé. Mais après ça, le pauvre garçon, comment lui faire passer le temps ?… S’il ne lui fallait que de l’air, on n’en manque pas…
— On ne manque pas non plus de lait, ni d’œufs, ni de bonne soupe, de pain, de légumes, et la petite chambre à côté de la nôtre irait très bien ; pas d’escalier à monter. On mettrait Popol avec ses deux frères… Seulement, est-ce qu’on saura s’y prendre avec un pauvre garçon qui n’y voit pas ? Il faudrait quelqu’un qui s’occupe de lui continuellement…
— Oui, c’est le hic ! dit M. Lebrou. Mais ça me ferait de la peine de refuser…
— J’aurais mauvaise conscience. Toi aussi, dit sa femme. Qu’est-ce que ma pauvre sœur, là-haut, penserait de nous ?
Ce fut le mot décisif. Le jour même, une invitation cordiale adressée à Pierre Royat partait pour Paris. Trois semaines plus tard un télégramme vieux de trois jours prévenait l’oncle d’avoir à rencontrer son neveu aux Verrières-Suisses, le lendemain matin. Grande hâte des derniers préparatifs ; adieux et recommandations comme pour aller dans la zone des armées.
Avec quelle anxiété Mme Lebrou, assise sur le siège de la petite voiture qu’elle conduisait elle-même, avec quelle émotion n’attendait-elle pas l’arrivée du train de Paris, dans cette petite gare où les deux voyageurs devaient descendre, pour épargner à Pierre l’arrêt et le changement de ligne de la gare principale.
« Une bonne heure de voiture, par cette belle fin d’après-midi, lui fera du bien, pensait Mme Lebrou. Et par endroits, la vue est si belle sur le lac et les Alpes… Ah ! mon Dieu, j’oubliais !… fit-elle en tressaillant. Pourvu que je n’aille pas oublier tout le temps !… »
De loin, une grosse fumée, puis un sifflet annonçaient le train… Mme Lebrou confia les rênes à son gros joufflu de Popol, qui n’avait que sept ans, mais qui savait déjà mener boire les vaches et le cheval. Elle descendit ; le cœur lui battait… De l’escalier d’un wagon, deux hommes descendirent ; un voyageur passait des colis, pour aider… M. Lebrou mettait le pied sur le quai, se retournait, mais déjà le jeune homme d’allure militaire, qui avait un béret sur l’oreille et des médailles sur la poitrine, descendait les marches sans aide, se trouvait à côté de son oncle, et l’instant d’après dans les bras de sa tante qui n’écoutait plus que sa tendresse et sa compassion.
— Mon cher enfant ! mon pauvre petit !… fit-elle d’une voix entrecoupée.
— Comment ! vous, ma tante ! quelle bonne surprise de vous voir ici ! s’écria Pierre qui se pencha pour l’embrasser sur les deux joues.
— Mais, fit-elle stupéfaite, tu nous avais dit… on nous avait dit… que tu n’y voyais pas !…
Elle se reculait pour regarder cette figure qu’elle n’avait pas oubliée, ce profil net, aquilin, ces joues maigres, ce menton d’un dessin ferme, la moustache bien française, et les yeux bruns, un peu voilés sous les paupières qui ne s’ouvraient pas toutes grandes…
2. Pierre est heureux
— Je fais illusion, n’est-ce pas ? dit Pierre en riant. Je trompe les civils. On me prend pour un embusqué. Les bonnes femmes me disent : « Pourquoi qu’t’es pas au front, espèce de tire-au-flanc ? » Sachez, ma tante, que pour faire honneur à ma famille de Suisse, je me suis fait mettre des yeux de verre. Une paire toute neuve… Mais c’est pas des yeux Braille, par malheur…
La pauvre tante n’avait pas la moindre idée de ce que son neveu voulait dire ; son mari lui fit signe.
— Donne le bras à Pierre, moi je prends les valises, dit-il.
Mme Lebrou était si troublée qu’elle oublia de dire à Pierre qu’il y avait trois marches à descendre pour sortir de la gare. Il fit un faux pas ; elle se troubla davantage, désolée.
— Ce n’est rien, tante Louise, dit-il pour la remettre. J’y suis fait. C’est mon métier.
— Voici la voiture, et voilà Popol qui regarde son cousin soldat avec de grands yeux.
— Où est-il, ce gosse, que je l’embrasse ? Nous allons être bons amis, vous verrez. Ce qu’il est costaud, ce petit ! on en a plein les bras.
Pierre soulevait de terre le gamin qui tout de suite toucha timidement les médailles.
— Tu me raconteras des histoires de la guerre ? fit-il à demi-voix.
— Tant que tu voudras… Mais la guerre pour enfants, tante Louise, n’ayez pas peur… Des soldats de carton, des Boches en pain d’épices…
— C’est pas permis de dire Boche, fit observer Popol avec une certaine sévérité.
— Tiens ! eh bien, je dirai : messieurs les Allemands, ça me changera, dit Pierre en riant.
— Veux-tu que je t’aide à monter en voiture ? demanda son oncle. C’est un petit break ; le marchepied est derrière.
— Mettez-moi près du marchepied.
Il saisit de chaque côté la baguette de fer du dossier, monta d’un élan, s’assit au bout de la banquette, près du siège.
— Je parie, tante Louise, que vous vous êtes imaginé que votre neveu, parce qu’il n’y voit pas, ne savait plus se servir ni de ses bras ni de ses jambes. Une sorte de paquet qu’on prend et qu’on pose. Au contraire, je suis devenu plus débrouillard, la profession veut ça.
— Cousin, fit Popol qui grimpait à son tour, t’assieds pas de ce côté, tu tournes le dos à la vue…
Il y eut un silence embarrassé ; le petit comprenant à moitié sa bévue, devint rouge et regarda sa mère. Le jeune soldat serra les lèvres ; il y avait des choses qui tout de même prenaient au dépourvu sa belle vaillance. Que de fois, parmi ses camarades, il avait dit : « C’est à nous de tenir, si on veut que les civils tiennent ». Mais parfois la bêtise des civils passait les bornes… Seulement, ici, c’était un enfant.
— Tiens, je change de côté, dit-il, tu te mettras près de moi et tu m’expliqueras la vue. Et vous, tante Louise, vous serez bien ?… On n’a pas oublié ma mandoline, au moins ?
— Tous les bagages sont là, dit l’oncle, qui fit claquer sa langue, secoua les rênes, et l’on partit.
Popol prenant son rôle au sérieux, ne cessa pas un instant d’expliquer la vue. Pierre semblait s’y intéresser beaucoup et souvent ses remarques drôles faisaient rire le petit cicerone.
Mme Lebrou fermait les yeux pour voir « comment c’est d’être comme Pierre » et elle s’apercevait qu’en fermant les yeux elle ne savait plus dans quel sens roulait la voiture.
« Quel malheur !… Dire qu’il se donne l’air d’être gai ! mais ça ne durera pas ! La maison va être bien triste cet été pour les enfants, pour Mlle Lucette quand elle viendra en vacances… » Et puis elle se reprochait ce qu’il y avait d’égoïsme dans sa crainte ; elle se disait : « Eh ! bien, nous serons tristes, voilà tout ! On en prendra son parti. »
— J’entends que mon oncle marche à côté du cheval, dit le jeune soldat. Je pourrais bien marcher aussi, ça monte tout le temps.
Mais sa tante n’en voulut pas entendre parler.
— Tu es fatigué du voyage, Cocotte n’a rien fait aujourd’hui.
— Ah ! elle s’appelle Cocotte, cette brave bête ? Vous me permettrez de lui porter du sucre, des carottes, n’est-ce pas, ma tante ?
— Du sucre ! mon pauvre ami ! Si tu crois que j’ai une carte de sucre pour la jument ! Tu ne sais pas que c’est la guerre ?
Mme Lebrou disait cela vingt fois par jour à ses gamins quand ils réclamaient ceci ou cela. Mais elle s’avisa que cette remarque s’adressant au soldat blessé, manquait vraiment d’à propos. Elle regarda Pierre, qui mordait sa moustache pour ne pas sourire. Elle songea : « Je ne dirai plus ça devant lui… En comparaison, c’est vrai, qu’est-ce que nous savons de la guerre, nous autres ? »
La ferme se montrait derrière son rideau de grands frênes. Popol expliqua :
— Voilà la maison, cousin Pierre. Et il y a Ric et Boc et Tambour qui nous regardent arriver.
— Ric et Boc et Tambour, c’est des noms pas ordinaires, fit Pierre en riant. Trois petits cousins ?
— Tambour, c’est notre chien ! s’écria Popol dans un transport de rire.
— Frédéric et Robert, mes deux aînés, expliqua la tante. On ne peut pas se déshabituer de leur donner ces noms de bébés qu’ils ont inventés eux-mêmes quand ils commençaient à parler. Frédéric a bientôt quinze ans, et Boc en a douze…
Tambour, lui, justifiait son nom en aboyant d’une voix énorme qui faisait vibrer l’air tout à l’entour. Il fut le premier à saluer les voyageurs, le maître, la maîtresse ; il baisa Popol d’un coup de langue, puis il s’arrêta devant le jeune soldat qui venait de descendre ; il se tut, l’examina, chercha son regard, et tout à coup vint frotter sa bonne tête contre le genou de Pierre en faisant entendre un petit gémissement amical d’accueil et de sympathie. « On jurerait qu’il comprend », pensa l’oncle. Pierre se penchant tira l’oreille pendante et soyeuse du brave Tambour, qui se frotta de plus belle et lécha cette main.
Ric et Boc furent moins démonstratifs. Ils s’approchèrent lentement sur l’appel de leur mère ; graves et gênés, ils restaient à dévisager leur cousin, qui fut lui-même un peu décontenancé de leur mutisme.
— Entrons, dit la tante. Popol, conduis Pierre. On l’installera pendant que papa dételle.
Une cour pavée très propre s’étendait devant la maison. La porte de l’étable était sur le côté, au soleil levant ; la porte de l’habitation au milieu de la grande façade du midi. La pierre du linteau, de la porte aussi bien que des fenêtres, était sculptée en accolade, ce qui indiquait que la demeure était ancienne. Mais soigneusement entretenue et restaurée, les volets peints en gris, comme le balcon de bois à balustres fleuris d’œillets suspendu sous le toit, elle était avenante et cossue, cette bonne vieille ferme assise depuis plus de deux cents ans sous ses grands frênes aussi vieux qu’elle.
Pierre guidé par Popol s’engagea dans un couloir pavé de cailloux ronds, puis entra dans une vaste cuisine à cheminée ouverte, qui sentait bon le lait et le jambon fumé. Ensuite il traversa une grande chambre qui était celle des parents. Popol ouvrit une porte au fond.
— Ça, c’est ma chambre, je te la donne, annonça-t-il. Mais on a changé le lit, parce que tu es plus long que moi.
— Et toi, mon lapin, où dormiras-tu ?
— Dans la chambre de mes grands frères, là-haut. J’ai peur quand il fait du tonnerre ; pas autrement, ajouta le petit, qui étant le cadet et le « chouchou » de sa mère, était resté bébé pour ses sept ans.
— À présent, Popol, sauve-toi, dit la maman. Va vite aider Élise à éplucher ses pommes de terre. Elle est en retard, naturellement !
Dès que l’enfant fut sorti, Mme Lebrou prit son neveu par les deux mains.
— Tu sais que tu es le bienvenu chez nous, et tu es chez toi, comme ta maman, ma chère sœur, l’a toujours été.
Cette évocation d’une mémoire chérie les émut tous deux.
— Mais pourras-tu t’habituer ? Seras-tu bien ? reprit tante Louise avec inquiétude.
— Ne vous en faites pas, ma bonne tante, dit Pierre qui la prit par le cou et l’embrassa. J’aurai vite repéré l’endroit. En partant de la porte, où est le lit ?
— Ici, à gauche. La table est au milieu de la chambre, fais attention, ne t’y heurte pas.
— Il n’y a rien sur cette table que je puisse casser ou renverser ?
— Non, rien du tout. Tu y mettras tes livres ou tes affaires pour écrire… si tu en as.
— Comment, si j’en ai ? J’apporte une machine à écrire, une bonne Remington emballée dans une caisse que l’oncle a dû mettre sur la voiture.
— J’ai vu une caisse en effet… Voici la commode, l’armoire où je vais suspendre tes habits, la petite table de toilette ; un fauteuil d’osier pour ta sieste… Comment vont tes maux de tête ?…
— Oh ! ça va et ça vient. N’en parlons pas. Vous me logez comme un prince, tante Louise !
— Je le voudrais, mon petit… mais c’est très simple chez nous, c’est paysan, n’est-ce pas ? Est-ce que ça t’ennuiera de manger dans notre grande cuisine avec tout le monde, la fille, le domestique, les faucheurs ? On fait les foins depuis huit jours… Si tu préfères, je pourrais te servir dans la chambre…
Elle s’interrompit. Ce qu’elle allait dire lui causait un peu d’émotion.
— Explique-moi bien comment il faut te servir, parce que tu comprends, j’ai peur de ne pas savoir, d’être maladroite. Et toi, ça te mettra mal à l’aise…
— Bon, dit Pierre, je vais vous donner votre première leçon d’infirmière pour soldat aveugle. Venez vous asseoir là près de la fenêtre. Vous voyez que j’ai déjà repéré le fauteuil. Et j’ai senti qu’il y a une chaise en face, pour moi. Premier point, tante Louise : avec moi il faut avoir beaucoup d’ordre et toujours mettre les objets à la même place. Assurément, je mangerai avec tout le monde ! Allez-vous faire de moi un être à part ? Plus vite vous oublierez que je n’y vois pas, plus vite je l’oublierai moi-même. À table, mon pain à gauche, mon verre à droite, pas derrière l’assiette, car je risquerais de le renverser en poussant l’assiette. Vous me servirez, vous me couperez ma viande. Vous me direz ce que c’est. Et quel légume. C’est utile à savoir, pour la façon de s’y prendre. Vous n’avez qu’à le dire à demi-voix. Pas le proclamer à toute la table, n’est-ce pas ? Ah !… ne coupez pas ma viande en trop petits morceaux ; c’est plus difficile à piquer. Et c’est tout, tante Louise. Voilà votre première leçon d’infirmière. Donnez-moi deux, trois jours, et j’y verrai clair dans toute la maison. Je ne vous ferai aucun embarras… Ma tante ! vous pleurez !…
— Je croyais… que tu n’entendrais pas !
— Comment donc ! je vous entends essuyer vos larmes avec votre mouchoir… Je vous vois ! Ressemblez-vous à maman, tante Louise ?
— Oui, on disait que nous nous ressemblions beaucoup.
— Ça me fait plaisir. Comme ça, il m’est plus facile de vous voir. Nous avions bien votre photographie et celle de l’oncle, mais les photos, ça donne à peine une idée. Tandis que maman, je la vois quand je veux, se mouvoir, sourire, je l’entends parler. Votre voix n’est pas pareille.
— Non. D’abord, ta mère avait pris un joli accent du Dauphiné que je n’ai pas. Et puis, elle était bien plus aimable que moi, et ça se sentait dans sa voix.
— Oh ! ma tante, vous qui êtes la bonté même ! protesta Pierre.
— Ah ! tu verras bien. Le fond n’est peut-être pas mauvais, je ne dis pas. Mais c’est l’humeur qui est différente.
— Pour commencer, vous allez ne plus pleurer sur moi. Ça m’ennuie, ça me gêne, ça me donne le cafard. J’ai des vacances, je voyage en Suisse pour la première fois de ma vie ; je ne veux pas qu’on me gâte mon plaisir… Vous me prêterez Popol, c’est un bon petit loupiau. Les gosses, c’est si simple. Ça trouve tout naturel qu’un chasseur alpin soit aveugle. Ça ne s’attendrit pas, ça accepte la situation. C’est ce qu’il faut. Nous serons très heureux, vous verrez.
— Et dire que c’est encore toi qui me consoles ! Ah ! tu es un brave, mon Pierre ! murmura sa tante.
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